Analyse de Retour à Reims

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L’essai : Lorsqu’il découvre Retour à Reims, Thomas Ostermeier y voit tout de suite un matériel idéal pour aborder l’échec de la gauche et la montée de l’extrême droite en Europe. Il l’adapte alors au théâtre dans une première version allemande. Suite à la crise des gilets jaunes, Thomas Ostermeier décide d’adapter sa production à l’actualité française. Il conservera la première partie du spectacle comme dans les versions précédentes mais modifiera la seconde partie afin d’offrir une réflexion sur les questions d’actualité française. La pièce de théâtre d’Ostermeier est elle-même adaptée de l’essai de sociologie autobiographique de Didier Eribon. Retour à Reims est un ouvrage autobiographique de Didier Eribon paru le 30 septembre 2009 chez Fayard. Didier Eribon, transfuge de classe qui avait quitté le milieu ouvrier de sa famille pour devenir intellectuel, décide de revenir dans sa région natale de Reims à la mort de son père et retrouve son milieu d’origine après au moins 30 ans d’absence. Il décide alors de se plonger dans son passé et de retracer l’histoire de sa famille. Il s’interroge sur son parcours et se demande pourquoi il a tellement écrit sur la question de l’homosexualité mais jamais celle des classes sociales. L’auteur va donc ici passer de l’étude de l’identité sexuelle à l’étude de l’identité sociale. Ce livre est ainsi une sorte d’essai autobiographique. Il ne se limite pas à l’écriture d’une histoire personnelle mais la replace dans son contexte pour mieux l’analyser et en tirer une réflexion beaucoup plus large sur la société française. Il traite de la question de la domination sociale c’est-à-dire comment la société entretient une hiérarchie de classe, l’inadaptation de l’école aux classes sociales les moins élevées, ainsi que la construction de son identité sociale et sexuelle en accordant une place importante à la question de la « honte » ressentie. Il s’attache aussi à écrire une représentation de sa classe sociale d’origine la plus objective possible, et enfin s’interroge sur les raisons qui poussent certaines familles ouvrières, dont la sienne, qui votaient traditionnellement pour le Parti Communiste à voter RN. Retour à Reims est ainsi une série d’analyses sur la famille de l’auteur menant à une réflexion sur les classes populaires en général. Le biographique rejoint le collectif. L’essai d’Eribon fut un très grand succès, avec plus de 6500 exemplaires vendus en France et 8000 en Allemagne en 6 ans.

Synopsis : Dans un studio reconstitué sur scène, une comédienne (Irène Jacob) enregistre la voix off d’un documentaire consacré à l’essai sociologique de Didier Eribon, Retour à Reims, projeté sur un grand écran derrière elle. Les questions sociologiques soulevées dans l’essai sont de cette façon débattues sur scène. En parallèle la comédienne interroge régulièrement certains choix faits par le réalisateur à mesure que les images passent et que les extraits de l’œuvre sont lus, ce qui permet une réflexion sur les problématiques soulevées par Eribon ainsi qu’à un partage d’histoires personnelles entre la comédienne, le réalisateur (Cédric Eeckhout) et l’ingénieur du son (Blake Mc Alimbaye).

Analyse d’un aspect de la pièce : le choix de la forme du documentaire au théâtre pour véhiculer un message Retour à Reims est présenté sous forme de mise en abîme. Le décor occupe toute la scène. Le spectacle propose un dispositif sobre : un studio d’enregistrement où une actrice réalise la voix off d’un documentaire et où elle dialogue avec le réalisateur et l’ingénieur du son. Le fait que la voix off retraçant la vie d’Eribon soit une voix féminine permet à tout le monde de pouvoir d’identifier aux idées énoncées. Irene Jacob dit dans une interview : « Je trouve que c’est une proposition forte : faire dire par une femme cet essai qui est écrit à la première personne et qui parle de l’homosexualité masculine . Ce décalage -cette différence- permet que chacun puisse se projeter en tant que lectrice ou lecteur recevant les mots de la pensée de l’auteur ». La voix off permet une distanciation du spectateur avec la comédienne et il peut donc se concentrer sur la réflexion proposée par Eribon sans autres distractions. La forme du documentaire permet de séquencer le texte directement issu de l’essai d’Eribon et de l’illustrer, le rendant plus intelligible pour l’audience alors qu’il s’adressait à l’origine à un public de sociologues. De plus, les moments qui prêtent le plus à la controverse, ou les plus techniques, sont interrompus dans le documentaire pour laisser place à un débat entre la comédienne, le réalisateur et l’ingénieur du son ce qui permet au spectateur de mieux comprendre des notions complexes afin de pouvoir se faire son propre avis. Ces moments de discussion entre l’actrice, le réalisateur et l’ingénieur offrent un recul critique sur le texte du sociologue et sur les images diffusées. Les trois personnages les commentent, débattent et se disputent. Leurs propres vécus font écho au documentaire. Leurs histoires personnelles (notamment celle du grand-père de l’ingénieur du son), leurs visions politiques entrent en résonnance avec le texte de Didier Eribon. Le but final de ce documentaire sur scène est d’accompagner le public dans une réflexion basée sur les écrits d’Eribon sur notre société actuelle. La comédienne s’interrompt parfois pour s’interroger sur la clarté de sa lecture en voix off dans le but d’être le plus intelligible possible au plus grand nombre et que les propos restent politiquement engagés, contre l’idéologie de droite et les nouveaux populismes, mais compréhensibles par tous. Ce dispositif de mise en abîme, mêlant théâtre et cinéma, a l’avantage de permettre aux personnages qui débattent de donner vie aux réflexions de l’auteur. Le fait que l’ingénieur du son soit filmé alors qu’il raconte l’histoire de son grand père renforce l’idée d’une histoire personnelle qui permet de comprendre un problème de société, ici le devoir de mémoire et l’importance de la reconnaissance de crimes. Dans un deuxième temps, le spectacle prend un tournant et devient plus politique, montrant un discours du dirigeant communiste Jacques Duclos, des images de Mai 68, des manifestations de la gauche en France et en Europe mais aussi de récentes photos de « gilets jaunes » devant l’Arc de Triomphe, d’Emmanuel Macron auprès des François Hollande ou encore d’une entrée d’usine avec une affiche électorale de Marine Le Pen de 2017. Le metteur en scène propose à ce moment une réflexion sur l’association des images et du texte, ainsi que l’impact qu’elles ont sur la compréhension que nous avons de ce qui est dit en montrant les raccourcis créés par le spectateur entre image et message. En effet la comédienne s’interrompt pour exprimer son désaccord quant à la juxtaposition des images sur ses mots qui selon elle pourraient conduire à des amalgames. Ici est donc mis en lumière l’importance des images comme vecteur d’idéologie, elles ne sont pas la seulement en arrière-plan mais sont une partie importante du processus d’argumentation et de compréhension. Le montage a donc une place capitale dans un documentaire, car d’après Irene Jacob «avec les mêmes outils de base on peut fabriquer une toute autre histoire ». Cette interruption dénonce par la même occasion les rapprochements simplistes qu’on retrouve dans les médias sur le sujet des gilets jaunes comme le souligne le réalisateur. Retour à Reims a une dimension politique très forte. Le spectacle se clôt sur un questionnement sur la montée du populisme en France, les raisons pour lesquelles il a remplacé le communisme dans les milieux ouvriers et ce qui pourrait se passer si les membres des partis nationalistes arrivaient au pouvoir. Ostermeier nous offre donc un spectacle de théâtre à la fois engagé et pédagogique. Il pousse a s’interroger sur des sujets d’actualité. Cependant bien que la forme du documentaire soit efficace pour véhiculer le message politique de la pièce, on peut se demander à quel point le public visé sera touché. Comme le dit Eribon la classe ouvrière, celle qu’on interroge sur cette tendance à voter pour le RN, n’est pas le public qui va se rendre à ce genre de spectacle. Le public qui aura accès à cette réflexion est un public plus aisé, donc moins directement concerné, et déjà plus ou moins acquis à la cause par son choix de venir voir ce spectacle en particulier.

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